En marge de l'expo à ECAUX CULTURE ... Guy de Maupassant - Un Normand (1ère partie)
Je ne résiste pas au plaisir de vous faire partager, dans son intégralité; cette nouvelle de Maupassant qui s'intitule "Un Normand".
Voici ce soir une première partie du texte et la suite viendra demain...Promis !
Un normand par Guy de MAUPASSANT
à Paul Alexis
Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies ; puis le cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.
C'est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques, travaillés comme des bibelots d'ivoire ; en face, Saint-Sever, le faubourg aux manufactures, qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité.
Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments humains ; et là-bas, la "Pompe à feu" de la "Foudre", sa rivale presque aussi démesurée, et qui passe d'un mètre la plus géante des pyramides d'Egypte.
Devant nous la Seine
De place en place, de grands navires à l'ancre le long des berges du large fleuve. Trois énormes vapeurs s'en allaient, à la queue leu leu, vers le Havre ; et un chapelet de bâtiments, formé d'un trois-mâts, de deux goélettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit remorqueur vomissant un nuage de fumée noire.
Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant paysage ; mais il souriait sans cesse ; il semblait rire en lui-même. Tout à coup, il éclata : "Ah ! vous allez voir quelque chose de drôle ; la chapelle au père Mathieu. Ca, c'est du nanan, mon bon".
Je le regardais d'un oeil étonné. Il reprit :
- Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans le nez. Le père Mathieu est le plus beau Normand de la province et sa chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins ; mais je vais vous donner d'abord quelques mots d'explication.
Le père Mathieu, qu'on appelle aussi le père " La Boisson la
Vierge
Voici le début de cette étonnante oraison : "Notre bonne madame la Vierge Marie
Cette supplique se termine ainsi : "Ne m'oubliez pas surtout auprès de votre saint Epoux et intercédez auprès de Dieu le Père pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au vôtre".
Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui sous le manteau, et passe pour salutaire à celles qui la récitent avec onction.
En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait son maître le valet de chambre d'un prince redouté, confident de tous les petits secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes, qu'il dit tout bas, entre amis, après boire.
Mais vous verrez par vous même.
Comme les revenus fournis par la
Patronne la Vierge
Pour ne pas se tromper, les vieilles femmes viennent consulter Mathieu.
Pour les maux d'oreilles, qué saint qu'est l'meilleur ?
-Mais y a saint Osyme qu'est bon ; y a aussi saint Pamphile qu'est pas mauvais.
C'est n'est pas tout.
Comme Mathieu a du temps de reste, il boit ; mais il boit en artiste, en convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement tous les soirs. Il est gris, mais il le sait ; il le sait si bien qu'il note, chaque jour le degré exact de son ivresse. C'est là sa principale occupation ; la chapelle ne vient qu'après.
Et il a inventé, - écoutez bien et cramponnez-vous, - il a inventé le saoulomètre.
L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi précises que celles d'un mathématicien.
Vous l'entendez dire sans cesse : "D'puis lundi, j'ai passé quarante-cinq".
Ou bien : "J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit".
Ou bien : "J'en avait bien soixante-six à soixante-dix".
Ou bien : "Cré coquin, je me voyais dans les cinquantes, v'là que j'maperçois qu'j'étais dans les soixante-quinze" !
Jamais il ne se trompe.
Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt-dix, on ne peut se fier absolument à son affirmation.
Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille, il était crânement gris.
Dans ces conditions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en des colères folles. Elle l'attend sur sa porte, quand il rentre, et elle hurle : "Te voilà, salaud, cochon, bougre d'ivrogne !".
Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et d'un ton sévère : "Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à d'main".
Si elle continue à vociférer, il s'approche, et la voix tremblante : "Gueule plus ; j'suis dans les quatre vingt dix ; je n'mesure plus ; j'vas cogner, prends garde !".
Alors, Mélie bat en retraite.
Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et réponds : "Allons, allons ! assez causé ; c'est passé. Tant qu'jaurai pas atteint le mètre, y a pas de mal. Mais si j'passe le mètre, j'te permets de m'corriger, ma parole !"
(...)