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photos et poèmes
10 mars 2009

En marge de l'expo à ECAUX CULTURE ... Guy de Maupassant - Un Normand (1ère partie)

Je ne résiste pas au plaisir de vous faire partager, dans son intégralité; cette nouvelle de Maupassant qui s'intitule "Un Normand".
Voici ce soir une première partie du texte et la suite viendra demain...Promis !


Un normand par Guy de MAUPASSANT

à Paul Alexis

Nous venions de sortir de Rouen et nous suivions au grand trot la route de Jumièges. La légère voiture filait, traversant les prairies ; puis le cheval se mit au pas pour monter la côte de Canteleu.

C'est là un des horizons les plus magnifiques qui soient au monde. Derrière nous Rouen, la ville aux églises, aux clochers gothiques, travaillés comme des bibelots d'ivoire ; en face, Saint-Sever, le faubourg aux manufactures, qui dresse ses mille cheminées fumantes sur le grand ciel vis-à-vis des mille clochetons sacrés de la vieille cité.

Ici la flèche de la cathédrale, le plus haut sommet des monuments humains ; et là-bas, la "Pompe à feu" de la "Foudre", sa rivale presque aussi démesurée, et qui passe d'un mètre la plus géante des pyramides d'Egypte.

Devant nous

la Seine

se déroulait, ondulante, semée d'îles, bordée à droite de blanches falaises que couronnait une forêt, à gauche de prairies immenses qu'une autre forêt limitait, là-bas, tout là-bas.

De place en place, de grands navires à l'ancre le long des berges du large fleuve. Trois énormes vapeurs s'en allaient, à la queue leu leu, vers le Havre ; et un chapelet de bâtiments, formé d'un trois-mâts, de deux goélettes et d'un brick, remontait vers Rouen, traîné par un petit remorqueur vomissant un nuage de fumée noire.

Mon compagnon, né dans le pays, ne regardait même point ce surprenant paysage ; mais il souriait sans cesse ; il semblait rire en lui-même. Tout à coup, il éclata : "Ah ! vous allez voir quelque chose de drôle ; la chapelle au père Mathieu. Ca, c'est du nanan, mon bon".

Je le regardais d'un oeil étonné. Il reprit :

- Je vais vous faire sentir un fumet de Normandie qui vous restera dans le nez. Le père Mathieu est le plus beau Normand de la province et sa chapelle une des merveilles du monde, ni plus ni moins ; mais je vais vous donner d'abord quelques mots d'explication.

Le père Mathieu, qu'on appelle aussi le père "

La Boisson

", est un ancien sergent-major revenu dans son pays natal. Il unit en des proportions admirable pour faire un ensemble parfait la blague du vieux soldat à la malice finaude du Normand. De retour au pays, il est devenu, grâce à des protections multiples et à des habiletés invraisemblables, gardien d'une chapelle miraculeuse, une chapelle protégée par

la Vierge

et fréquentée principalement par les filles enceintes. Il a baptisé sa statue merveilleuse : "Notre-Dame du Gros-Ventre", et il la traite avec une certaine familiarité goguenarde qui n'exclut point le respect. Il a composé lui-même et fait imprimer une prière spéciale pour sa BONNE VIERGE. Cette prière est un chef-d'oeuvre d'ironie involontaire, d'esprit normand où la raillerie se mêle à la peur du SAINT, à la peur superstitieuse de l'influence secrète de quelque chose. Il ne croit pas beaucoup à sa patronne ; cependant il y croit un peu, par prudence, et il la ménage, par politique.

Voici le début de cette étonnante oraison : "Notre bonne madame

la Vierge Marie

, patronne naturelle des filles-mères en ce pays et par toute la terre, protégez votre servante qui a fauté dans un moment d'oubli".

Cette supplique se termine ainsi : "Ne m'oubliez pas surtout auprès de votre saint Epoux et intercédez auprès de Dieu le Père pour qu'il m'accorde un bon mari semblable au vôtre".

Cette prière, interdite par le clergé de la contrée, est vendue par lui sous le manteau, et passe pour salutaire à celles qui la récitent avec onction.

En somme, il parle de la bonne Vierge, comme faisait son maître le valet de chambre d'un prince redouté, confident de tous les petits secrets intimes. Il sait sur son compte une foule d'histoires amusantes, qu'il dit tout bas, entre amis, après boire.

Mais vous verrez par vous même.

Comme les revenus fournis par

la Patronne

ne lui semblaient point suffisants, il a annexé à

la Vierge

principale un petit commerce de Saints. Il les tient tous ou presque tous. La place manquant dans la chapelle, il les a emmagasinés au bûcher, d'où il les sort sitôt qu'un fidèle les demande. Il a façonné lui-même ces statuettes de bois, invraisemblablement comiques, et les a peintes toutes en vert à pleine couleur, une année, qu'on badigeonnait sa maison. Vous savez que les Saints guérissent les maladies ; mais chacun a sa spécialité ; et il ne faut pas commettre de confusion ni d'erreurs. Ils sont jaloux les uns des autres comme des cabotins.

Pour ne pas se tromper, les vieilles femmes viennent consulter Mathieu.

Pour les maux d'oreilles, qué saint qu'est l'meilleur ?

-Mais y a saint Osyme qu'est bon ; y a aussi saint Pamphile qu'est pas mauvais.

C'est n'est pas tout.

Comme Mathieu a du temps de reste, il boit ; mais il boit en artiste, en convaincu, si bien qu'il est gris régulièrement tous les soirs. Il est gris, mais il le sait ; il le sait si bien qu'il note, chaque jour le degré exact de son ivresse. C'est là sa principale occupation ; la chapelle ne vient qu'après.

Et il a inventé, - écoutez bien et cramponnez-vous, - il a inventé le saoulomètre.

L'instrument n'existe pas, mais les observations de Mathieu sont aussi précises que celles d'un mathématicien.

Vous l'entendez dire sans cesse : "D'puis lundi, j'ai passé quarante-cinq".

Ou bien : "J'étais entre cinquante-deux et cinquante-huit".

Ou bien : "J'en avait bien soixante-six à soixante-dix".

Ou bien : "Cré coquin, je me voyais dans les cinquantes, v'là que j'maperçois qu'j'étais dans les soixante-quinze" !

Jamais il ne se trompe.

Il affirme n'avoir pas atteint le mètre, mais comme il avoue que ses observations cessent d'être précises quand il a passé quatre-vingt-dix, on ne peut se fier absolument à son affirmation.

Quand Mathieu reconnaît avoir passé quatre-vingt-dix, soyez tranquille, il était crânement gris.

Dans ces conditions-là, sa femme, Mélie, une autre merveille, se met en des colères folles. Elle l'attend sur sa porte, quand il rentre, et elle hurle : "Te voilà, salaud, cochon, bougre d'ivrogne !".

Alors Mathieu, qui ne rit plus, se campe en face d'elle, et d'un ton sévère : "Tais-toi, Mélie, c'est pas le moment de causer. Attends à d'main".

Si elle continue à vociférer, il s'approche, et la voix tremblante : "Gueule plus ; j'suis dans les quatre vingt dix ; je n'mesure plus ; j'vas cogner, prends garde !".

Alors, Mélie bat en retraite.

Si elle veut, le lendemain, revenir sur ce sujet, il lui rit au nez et réponds : "Allons, allons ! assez causé ; c'est passé. Tant qu'jaurai pas atteint le mètre, y a pas de mal. Mais si j'passe le mètre, j'te permets de m'corriger, ma parole !"

(...)

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Commentaires
D
Belle description des paysages de la Normandie et des normands et leur turpitudes.<br /> A bientôt !
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